La rose sauvage de la Béroche

La rose sauvage de la Béroche

(tiré du livre Suisse, 26 canton, 26 légendes, de Christian Vellas)

Saviez-vous que l’églantine est née sur les bords du lac de Neuchâtel ? Et plus précisément dans cette région de la Béroche qui regroupe les villages de Saint-Aubin de Sauges, Gorgier Chez-le-Bart, Vaumarcus, Fresens et Montalchez ? C’est comme je vous le dis. Les autres explications ne sont qu’histoires de bonnes femmes ou de gens trop savants.

Voici donc la vérité. Vraie de vraie. Cela s’est passé il y a si longtemps, que seul le vent qui souffle le soir dans les roselières s’en souvient et l’écrit en froissant la surface du lac. Elle s’appelait Rose. Une jeune fille qui n’avait que son innocence et sa beauté pour toute richesse. La journée, elle travaillait dur dans les champs, avec son père et ses trois frères, et parfois, juste avant que la nuit ne tombe, elle allait quitter sa fatigue en se baignant dans un endroit discret. Toute nue. La caresse de l’eau sur sa peau lui redonnait assez de courage pour continuer sa tâche : confectionner un repas pour cinq, nourrir la basse-cour, laver le linge, ranger, balayer…

Un soir qu’elle se délassait ainsi dans l’eau fraîche, une dame tout de blanc vêtue lui apparut soudain:

– Bonsoir, belle enfant! Je dois traverser ce lac pour me rendre à un rendez-vous important sur l’autre rive. Cette poignée de piécettes est pour toi si tu m’aides.

Rose se dit que le souper attendrait pour une fois, et que son père serait heureux qu’elle ramène un peu d’argent. Elle cria qu’elle était d’accord, se faufila dans les roseaux et se rhabilla derrière un buisson. Puis alla décrocher une barque cachée dans la roselière et fit monter la Dame Blanche.

– Tu es adroite et forte, remarqua celle-ci. Tu vas souvent sur le lac ? Quel âge as-tu ? Parle-moi de ta famille… As-tu déjà un amoureux ? Comment vit-on par ici ?

Cette passagère était curieuse, mais la traversée assez longue. Rose répondait donc entre deux coups de rames, ravie d’échanger quelques confidences avec l’inconnue.

J’ai perdu ma mère alors que j’étais encore petite. Depuis, je vis avec mon père et mes trois frères. Mais notre terre rapporte peu et depuis quelques semaines, le sort nous accable. Mon père est tordu par ses rhumatismes, mes frères ont attrapé une sale maladie qui leur enlève toute force. Ce lieu est trop humide. Un amoureux ? Qui voudrait d’une fille aussi pauvre, aussi mal habillée ? Et puis je ne peux abandonner ma famille pour suivre un époux…

Quand la rive fut atteinte, la Dame Blanche remit les piécettes promises et ajouta :

– Allons dans ce pré cueillir quelques herbes. Je t’indiquerai la façon de les mélanger pour en faire des tisanes magiques. Tu pourras ainsi soigner ton père et tes frères.

Elles ramassèrent de l’argentine, de la belle-des-prés, de la sauge, de la belle-étoile, des racines de pissenlit, des fleurs de tilleul et des chatons de frêne. De la menthe et de l’ail sauvages, des plantes que Rose connaissait un peu, et beaucoup d’autres dont elle ignorait jusqu’au nom. Elle savait en utiliser certaines, mais la Dame Blanche lui confia le secret des mélanges, la proportion des quantités à mêler, la façon de les utiliser, de les faire macérer, de les exposer au soleil ou à la lune…

Heureusement que Rose avait une mémoire neuve : chaque parole s’y gravait à jamais.

En la quittant la Dame Blanche l’embrassa et lui dit :

– Tu pourras maintenant guérir tous ceux que tu aimes, tous ceux qui t’aiment, tous ceux qui t’aimeront. Bêtes et gens. Mais prends garde à ceux qui ne t’aiment pas. Je n’ai, hélas, pas de potion pour te protéger de ces malfaisants.

Rose commença par soigner les siens : son père qui n’arrivait plus à redresser son dos, se retrouva fringant comme un jeune homme au bout de vingt et un jours de traitement. L’onguent qu’elle avait confectionné en suivant les instructions de la Dame Blanche avait fait des miracles. Pour ses frères, la guérison fut encore plus rapide. Après une semaine de potions — un mélange compliqué à base d’ail d’ours —, leurs maux de ventre avaient disparus. « On a l’impression de revivre ! s’exclamaient-ils. Nous sommes même plus solides qu’avant : forts comme des taureaux ! »

Les pouvoirs de Rose furent vite connus. Bientôt, il ne se passe pas un jour sans qu’un malade ne vienne frapper à sa porte. On lui amenait des éclopés sur des charrettes, des vieux, des bébés. Des grabataires. Rose de la Béroche faisait des miracles. Reconnaissants, les patients payaient avec les produits de leurs fermes, vin, saucisson, lard, légumes, fruits…. Peu d’argent, trop rare par ici, mais ces dons apportaient un peu d’aisance.

 

La renommée de Rose irritait pourtant quelqu’un. Il faut dire qu’en ce temps-là, la Béroche était sous le joug d’un brigand qui habitait une grotte dominant cette partie du lac. Cruel, entouré de quelques compagnons de mauvaise vie, il terrorisait les habitant. C’est à lui qu’il fallait demander la permission de pêcher, de chasser, de mener paître les troupeaux, de ramasser les châtaignes ou les champignons. Ces « permissions » étant accordées contre des « impôts » en nature, sacs de blé ou tonneaux de vin. Mais ce que donnaient les paysans à rose, en récompense de leurs guérisons, n’allait pas dans la grotte du brigand… c’est du moins ce qu’en déduisait celui-ci, et sa fureur en fit que croître. D’autant plus qu’il convoitait la jeune fille depuis longtemps, mais ses brutales avances avaient été repoussées avec dédain. Et beaucoup de peur !

Tout cela fit qu’un soir, le brigand alla guetter Rose dans la roselière. Ce n’était pas la première fois qu’il allait ainsi lorgner le nudité de la jeune fille, caché dans un affût à canards. Jusqu’à présent, il s’était contenté d’observer, craignant malgré tout les sarcasmes si l’affaire s’était sue. Cette fois, le brigand était fou de rage et de désir. Rose nageait dans l’eau bienfaisante, songeant que sa vie devenait belle, que sa famille n’était plus dans le besoin grâce à elle, et que, peut-être, elle pourrait bientôt aller danser à la fête de Saint-Aubin…

– Holà la fille ! Sors de l’eau ! Je veux que tu me dises les sorcelleries que cette Dame Blanche t’a enseignées. Est-ce que tu m’as demandé la permission de jouer les guérisseuses ?

Terrorisée, Rose nagea d’abord rapidement vers le large. Mais le brigand brandissait ses habits… Elle le supplia de les lui rendre.

– Tiens, viens les chercher, ricana l’homme en les jetant près du bord.

Rose se rapprocha, mais dès qu’elle fut à sa portée, le brigand se précipita, saisit la jeune fille et lui maintint la tête sous l’eau. Longtemps. Jusqu’à ce qu’elle ne se débatte plus.

 

Le lendemain matin, on retrouva le corps de Rose flottant sur le lac. Le crime était signé, et les gens de la Béroche murmuraient même que la jeune fille avait dû être violée… Car on savait que le brigand allait souvent faire le guet dans la roselière, et l’on savait aussi quel était son gibier. Mais comment réagir ? Comment faire justice ?

« Si seulement quelqu’un d’assez fort, d’assez puissant pour oser affronter l’assassin nous venait en aide ! », gémissait le père de Rose, pleurant sur le cadavre de sa fille.

A ces mots, la Dame Blanche apparut. Là-haut, sur la colline, un grand feu brûlait devait la grotte et la silhouette trapue du brigand se découpait.

– Braves gens ! L’homme qui vous opprime depuis tant d’année doit être puni. Suivez-moi, nous allons le juger et le condamner.

Toute une foule de paysans, enhardis par la présence de la Dame Blanche, armés de fourches et de faux, montèrent jusqu’à la grotte. Le brigand les attendait, entouré de ses hommes de main. La Dame Blanche leva un bras accusateur :

– Tu as agi comme un ours féroce. Je te condamne donc à rester ours pour l’éternité…

Les témoins n’en crurent pas leurs yeux : les traits du brigand se déformèrent, sa silhouette prit l’aspect d’un plantigrade !

– Ton âme est noire comme la fourrure d’un ours…

Une sombre toison le couvrit aussitôt.

– Tes couteaux sont comme des griffes… Tes mains, qui ont noyé Rose, sont des pattes velues…

L’ours était maintenant achevé. Il grognait furieusement et menaçait de se jeter sur les paysans. La Dame blanche ajouta alors :

– Tu seras ours, mais un ours de pierre qui gardera l’entrée de cette grotte. Fouetté par le vent, lacéré par la grêle, giflé par la pluie. A jamais.

Et c’est pourquoi un rocher en forme d’ours s’est longtemps dressé devant cette « cave » comme on dit à la Béroche. Il est vrai que la dureté des hivers l’a tant rongé, qu’on ne reconnaît plus très bien aujourd’hui sa forme originelle.

En revanche, le parfum des roses sauvages embaume chaque printemps les jardins et la campagne de la Béroche. Car la Dame Blanche fit encore un miracle avant de disparaître. Retournant près de la dépouille de la jeune morte, elle lui traça une croix sur le front en murmurant :

-Rose tu étais, rose tu seras à jamais. Mais en souvenir de tes talents de guérisseuse, tu seras une rose sauvage dont chaque partie guérit. Les feuilles, les fleurs, les fruits…

Une fois de plus, l’ordre de la Dame Blanche fut exécuté. Le corps gracile s’allongea aussitôt, s’allongea, s’allongea, s’allongea, jusqu’à devenir une tige souple, qui se couvrit de feuilles luisantes et de fines épines. Ses fleurs, simples, modestes, exhalaient un parfum subtile.

L’églantine était née.